La campagne d'Égypte désigne l'expédition militaire en Égypte, menée par le général Bonaparte et ses successeurs de 1798 à 1801, afin de s'emparer de l'Égypte et de l'Orient, dans le cadre de la lutte contre la Grande-Bretagne, seule puissance à maintenir les hostilités contre la France révolutionnaire.
Elle se double d'une expédition scientifique, de nombreux historiens, botanistes, dessinateurs accompagnant l'armée afin de re-découvrir les richesses de l'Égypte. Elle est donc parfois aussi appelée expédition d'Égypte lorsque son coté scientifique moins martial est considéré.
Le 19 mai 1798 (30 floréal) le corps expéditionnaire français quitte Toulon, mais des navires les accompagnent de Gênes, Ajaccio, Civitavecchia. Au total plus de 400 navires prennent part à cette flotte, ainsi que 40 000 hommes et 10 000 marins. La flotte s'empare tout d'abord de Malte le 11 juin, puis débarque à Alexandrie le 1er juillet.
Une des plus célèbres batailles de cette campagne est la Bataille des Pyramides qui a lieu le 21 juillet 1798.
C’est le régime du Directoire qui décide de l’expédition d’Égypte. Les directeurs qui assument le pouvoir exécutif en France ont recours à l'armée pour maintenir l’ordre face aux menaces jacobines et royalistes. Ils font appel au général Bonaparte, déjà auréolé de succès, notamment grâce à la campagne d'Italie.
Le but de l'expédition est longtemps resté secret : certains pensent qu’il faut éloigner un Napoléon Bonaparte trop encombrant et trop ambitieux ; mais il s’agit surtout de gêner la puissance commerciale britannique, pour laquelle l’Égypte est une pièce importante sur la route des Indes orientales. Comme la France n’est pas prête à attaquer la Grande-Bretagne de front, le Directoire décide l’intervention indirecte.
L’Égypte est alors une province de l’empire ottoman, repliée sur elle-même et soumise aux dissensions des Mamelouks. Elle échappe au contrôle étroit du sultan. En France, la mode égyptienne bat son plein : Napoléon Bonaparte rêve de marcher sur les traces d’Alexandre le Grand. Les intellectuels pensent que l’Égypte est le berceau de la civilisation occidentale et que la France se devait d'apporter les Lumières au peuple égyptien. Enfin, les négociants français installés sur le Nil se plaignent des tracasseries causées par les Mamelouks.
Le bruit court tout à coup que 40 000 hommes de troupes de terre et 10 000 marins sont réunis dans les ports de la Méditerranée ; qu’un armement immense se prépare à Toulon : 13 vaisseaux de ligne, 14 frégates, 400 bâtiments sont équipés pour le transport de cette nombreuse armée, dont la destination est toujours un mystère impénétrable : Où va-t-elle ? On ne sait. Pourquoi la Commission des sciences et des arts a-t-elle envoyé à Toulon 100 de ses membres pris dans chacune de ses classes ? Aurait-on l’intention d’aller fonder une colonie dans quelque terre éloignée ?
Le général en chef Bonaparte a sous ses ordres Berthier, Caffarelli, Kléber, Desaix, Lannes, Damas, Murat, Andréossy, Belliard, Menou et Zayonscheck, etc. Parmi ses aides de camp on remarque son frère Louis Bonaparte, Duroc, Eugène de Beauharnais, le noble polonais Sulkowski.
La grande flotte de Toulon avait reçu les escadres de Gênes, de Civitavecchia, de Bastia ; elle est commandée par l’amiral Brueys et les contre-amiraux Villeneuve, Duchayla, Decrès et Gantheaume.
On est sur le point d’appareiller et de partir, lorsqu’un incident de peu d’importance réelle vient tout suspendre et tout arrêter : le drapeau tricolore arboré sur le palais de France, dans la capitale de l’Autriche, par Bernadotte, ambassadeur de la République française, avait donné lieu à un tumulte dans lequel le caractère de l’ambassadeur se trouvait outragé, et Bernadotte avait quitté Vienne. Les avantages reconnus par le traité de Campo-Formio sont donc remis en question, et une paix glorieuse, obtenue après tant de combats et de sacrifices, semble rompue où l’on se flattait de la voir affermie pour longtemps.
Dans la crainte d’une rupture avec l’empereur, le Directoire ne voit qu’un homme, Bonaparte, qu’il fût prudent de lui opposer. Cependant, après quelques explications, les affaires s’arrangent et la paix est maintenue. Bonaparte reçoit ordre de se rendre à Toulon le plus tôt possible.
Bonaparte arrive à Toulon le 9 mai. Dix jours après, au moment de s’embarquer, s’adressant particulièrement à ses braves de l’armée d’Italie, il leur dit :
« Soldats ! vous êtes une des ailes de l’armée d'Angleterre. Vous avez fait la guerre des montagnes, des plaines et des sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime. Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter les fatigues, disciplinées et unies entre elles… Soldats, matelots, vous avez été jusqu’à ce jour négligés ; aujourd’hui, la plus grande sollicitude de la République est pour vous… Le génie de la liberté, qui a rendu, dès sa naissance, la République, arbitre de l’Europe, veut qu’elle le soit des mers et des nations les plus lointaines. »
Le jour de son arrivée, il leur avait dit : Je promets à chaque soldat qu’au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre.
L’armée, pleine de confiance dans les talents de son général, s’embarque avec joie ; vingt jours après, elle se trouve devant Malte. Bonaparte n’avait certainement aucune raison légitime pour attaquer et prendre cette île de vive force ; il en allégue de futiles, et, grâce au peu d’attachement que la population avait conservé pour les chevaliers, il suffit de quelques coups de canon pour faire tomber la redoutable forteresse de La Valette au pouvoir des Français.
Bonaparte s’empare de Malte par la raison du plus fort, et surtout à cause de son importante position dans la Méditerranée.
Avant de quitter cette île, le général en chef fait mettre en liberté les captifs mahométans qui languissaient dans les bagnes de la religion. Il y avait dans cet acte, au moins autant de politique que d’humanité : on allait combattre contre des Musulmans, il fallait, autant que possible, se les rendre favorables par des procédés généreux. Treize jours après le départ de Malte, la flotte est en vue d’Alexandrie. Avant le débarquement, qui se fit immédiatement, le général avait adressé cette proclamation à son armée :« Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ». Ne les contredites pas ; agissez avec eux comme vous avez agi avec les Juifs, avec les Italiens ; ayez des égards pour leurs muphtis et pour leurs imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit l’Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux de l’Europe, il faut vous y accoutumer. Les peuples chez lesquels nous allons, traitent les femmes différemment que nous ; mais dans tous les pays celui qui viole est un monstre. Le pillage n’enrichit qu’un petit nombre d’hommes ; il nous déshonore, il détruit nos ressources ; il nous rend ennemis des peuples qu’il est de notre intérêt d’avoir pour amis. La première ville que nous allons rencontrer a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas de grands souvenirs dignes d’exciter l’émulation des Français. »
Menou, qui devait sortir le dernier de l’Égypte, y prend terre le premier. Bonaparte et Kléber débarquent ensemble et le joignent dans la nuit au Marabou, sur lequel est planté en Afrique le premier drapeau tricolore. Le général en chef, instruit qu’Alexandrie a l’intention de lui opposer de la résistance, se hâte de débarquer, et à deux heures du matin, il se met en marche sur trois colonnes, arrive à l’improviste sous les murs de la place, ordonne l’assaut ; l’ennemi cède et fuit. Les soldats français, malgré l’ordre de leur chef, se précipitent dans la ville, qui n’a pas le temps de capituler et se rend à discrétion.
Une fois maître de cette capitale, et avant de pénétrer plus avant sur le sol égyptien, le vainqueur adresse le 1er juillet une proclamation aux habitants musulmans d’Alexandrie.
« Depuis trop longtemps les beys qui gouvernent l’Égypte insultent à la nation française et couvrent ses négociants d’avanies. L’heure de leur châtiment est arrivée. Depuis trop longtemps ce ramassis d’esclaves, achetés dans le Caucase et la Géorgie, tyrannise la plus belle partie du monde ; mais Dieu, de qui dépend tout, a ordonné que leur empire finisse. Peuple de l’Égypte, on vous dira que je viens pour détruire votre religion, ne le croyez pas ; répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte Dieu, son prophète et le Coran plus que les Mameloucks. Dites-leur que tous les hommes sont égaux devant Dieu ; la sagesse, les talents, les vertus mettent seuls de la différence entre eux… Y a-t-il une plus belle terre ? elle appartient aux Mameloucks. Si l’Égypte est leur ferme, qu’ils montrent le bail que Dieu leur en a fait… Cadis, cheiks, imans, tchorbadjis, dites au peuple que nous sommes aussi de vrais musulmans. N’est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte ? N’est-ce pas nous qui avons détruit le pape qui disait qu’il fallait faire la guerre aux musulmans ? N’est-ce pas nous qui avons été dans tous les temps les amis du Grand-Seigneur et les ennemis de ses ennemis ?… Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! Ils prospéreront dans leur fortune et dans leur rang. Heureux ceux qui seront neutres ! ils auront le temps de nous connaître, et ils se rangeront avec nous. Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s’armeront pour les Mameloucks et qui combattent contre nous ! Il n’y aura pas d’espérance pour eux, ils périront. »
Lorsque tout est complètement débarqué, l’amiral Brueys reçoit ordre de conduire la flotte dans le mouillage d’Aboukir. Quant à l’escadre, elle doit, ou entrer dans le vieux port d’Alexandrie, si cela se peut, ou bien se rendre à Corfou. L’arrivée indubitable des Anglais, qui déjà s’étaient montrés dans les parages d’Alexandrie vingt-quatre heures avant l’arrivée des Français, rendent ces précautions nécessaires. Il est de la plus grande prudence d’éviter les chances d’un combat naval : une défaite pouvait avoir les suites les plus désastreuses sous tant de rapports ; il est encore du plus grand intérêt de marcher au plus vite sur Le Caire, afin d’effrayer les chefs des ennemis et de les surprendre avant qu’ils eussent pris toutes leurs mesures de défense.
Desaix se met en route avec sa division et deux pièces de campagne ; il arrive, à travers le désert, le 18 messidor, à Demenhour, à quinze lieues d’Alexandrie. Bonaparte, en quittant cette dernière ville, en laisse le commandement à Kléber. Le général Dugua marche sur Rosette ; il a ordre de s’en emparer et de protéger l’entrée dans le port de la flottille française, qui doit suivre la route du Caire, sur la rive gauche de ce fleuve, et rejoindre l’armée par Rahmanié. Le 20, Bonaparte arrive à Demenhour, où il trouve l’armée réunie. Le 22, on se met en marche pour Rahmanié : on s’y repose en attendant la flottille, qui porte les provisions : elle arrive le 24. L’armée se remet en marche pendant la nuit ; la flottille suit son mouvement.
La violence des vents l’entraîne tout à coup au delà de la gauche de l’armée et la pousse contre la flottille ennemie. Celle-ci est soutenue par le feu de 4 000 Mamelouks, renforcés de paysans et d’Arabes, et cependant, quoique inférieurs en nombre, les Français font perdre à l’ennemi ses chaloupes canonnières. Attiré par le bruit du canon, Bonaparte accourt au pas de charge. Le village de Chebreis est attaqué et emporté après deux heures d’un combat des plus acharnés. L’ennemi fuit en désordre vers le Caire, laissant 600 morts sur le champ de bataille.
Après un jour de repos à Chebreis, l’armée victorieuse se remet à sa poursuite. Le 2 thermidor, on arrive à une demi lieue du village d’Embabé. La chaleur est insupportable : l’armée, accablée de fatigue, aurait eu besoin de prendre quelque repos ; mais les Mamelouks que l’on voyait se déployer en avant du village, ne lui en donnent pas le temps. Bonaparte range ses troupes en bataille, et leur montrant les fameuses Pyramides que l’on apercevait en arrière de la gauche de l’ennemi, se serait écrié « Soldats, songez que du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ». Et en même temps, il ordonne l’attaque. C'est le début de la bataille des Pyramides, victorieuse pour les troupes françaises.
La brigade Dupuy, qui continue à suivre l’ennemi en déroute, entre pendant la nuit dans le Caire que les beys Mourad et Ibrahim venaient de quitter.
Le 4 thermidor, les grands de cette capitale se rendent à Gizeh, auprès du général en chef, et lui offrent de lui remettre la ville. Trois jours après, il y transporte son quartier général. Desaix reçoit l’ordre de suivre Mourad, qui avait pris le chemin de la Haute-Égypte. Un corps d’observation est placé à Elkanka pour surveiller les mouvements d’Ibrahim, qui se dirigeait vers la Syrie. Bonaparte en personne se met à sa poursuite, le bat à Salahie et le chasse complètement de l’Égypte, après quoi il revient au Caire.
Chemin faisant, il reçoit la nouvelle que la flotte française venait d’être détruite presque en totalité par les Anglais, lors d'une bataille à Aboukir.
Cependant Bonaparte, aussi bon politique qu’habile général, se comporte en Égypte comme s’il en était le souverain absolu.
Peu de temps après arrive l’anniversaire de la naissance du prophète ; cette solennité est célébrée avec la plus grande pompe. Bonaparte dirige lui-même les évolutions militaires qui ont lieu en cette occasion ; il paraît à la fête et chez le cheik vêtu à l’orientale, le turban en tête ! c’est à cette occasion que le divan le qualifie du titre d'Ali-Bonaparte. Vers la même époque, il fait prendre des mesures sévères pour la protection de la caravane des pèlerins qui se rendent à La Mecque. À ce sujet, il écrivit lui-même une lettre au gouverneur de cette ville.
Néanmoins les populations, nullement convaincues de la sincérité de toutes ces tentatives de conciliation, se révoltent sans cesse. Le prélèvement des impôts devenus nécessaires pour subvenir aux besoins de l’armée, et surtout le fanatisme religieux, les animent d’une haine implacable contre les Français. Les attaques imprévues, le poignard, tous les moyens sont licites pour exterminer ces infidèles venus de l’Occident. Les exécutions militaires ne font qu’exaspérer ces fureurs loin de les éteindre. Les Français, enfin, ne sont véritablement les maîtres que du terrain qu’ils ont sous leurs pieds.
Le 22 septembre 1798 amène l’anniversaire de la fondation de la République française. Bonaparte fait célébrer cette fête avec toute la magnificence possible. Par ses ordres, un cirque immense est construit dans la plus grande place du Caire ; 105 colonnes, sur chacune desquelles flotte un drapeau portant le nom d’un département, décorent cette construction, dont un obélisque colossal, chargé d’inscriptions, occupe le centre. Sur sept autels antiques se lisent les noms des braves morts au champ d’honneur. On entre dans l’enceinte en passant sous un arc de triomphe, sur lequel est représentée la bataille des Pyramides. Il y a là un peu de maladresse : si cette peinture flatte l’orgueil de nos soldats, elle fait éprouver des sentiments pénibles aux Égyptiens vaincus, et dont on s’efforçe, mais en vain, de faire des alliés fidèles.
Le jour de cette fête, le général en chef adresse une allocution aux soldats, dans laquelle, après avoir fait l’énumération de leurs exploits depuis le siège de Toulon, il leur dit :
« Depuis l’Anglais, célèbre dans les arts et le commerce, jusqu’au hideux et féroce Bédouin, vous fixez les regards du monde. Soldats, votre destinée est belle… Dans ce jour, 40 millions de citoyens célèbrent l’ère du gouvernement représentatif, 40 millions de citoyens pensent à vous. »
Après s’être rendu maître du pays par la force, Bonaparte veut faire jouir l’Égypte de tous les bienfaits de la civilisation. Par ses soins, Le Caire prend bientôt l’aspect d’une ville européenne ; son administration est confiée à un Divan choisi parmi les hommes les plus recommandables de la province. Les autres villes reçoivent en même temps des institutions municipales. Un Institut, composé à l’instar de celui de la mère patrie, est organisé. Le conquérant, devenu législateur le dote d’une bibliothèque, d’un cabinet de physique, d’un laboratoire de chimie, d’un jardin de botanique, d’un observatoire, d’un musée d’antiquités, d’une ménagerie et au titre d’académicien, il joint celui de Président de l’Institut d’Égypte.
Par ses ordres, des savants dressent un tableau comparatif des poids et mesures égyptiens et français, ils composent un vocabulaire français-arabe et ils calculent un triple calendrier égyptien, cophte et européen. Deux journaux, l’un de littérature et d’économie politique, sous le titre de Décade égyptienne, l’autre de politique, sous celui de Courrier égyptien, sont rédigés au Caire.
L’armée, considérablement réduite, autant par les maladies que par le fer de l’ennemi, ne doit plus s’attendre depuis l’incendie de la flotte à recevoir des renforts de la mère patrie. Pour obvier à cet inconvénient, Bonaparte ordonne une levée parmi les esclaves, depuis l’âge de seize jusqu’à vingt-quatre ans ; 3 000 marins, échappés au désastre d’Aboukir, sont enrégimentés et forment la légion nautique.
Toutes les rues du Caire étaient fermées la nuit par des portes, afin de mettre les habitants à l’abri d’un coup de main de la part des Arabes. Le général en chef fait enlever ces clôtures, derrière lesquelles, en cas de sédition, les Égyptiens pouvaient combattre avec quelque avantage contre les Français ; l’événement justifie la prévoyance de Bonaparte.
Le 22 octobre 1798, pendant qu’il était au vieux Caire, la population de la capitale se répand en armes dans les rues, se fortifie sur divers points, et principalement dans la grande mosquée. Le chef de brigade Dupuy, commandant de la place, est tué le premier. Le brave Salkowski, aide de camp chéri de Bonaparte, a le même sort. Excités par les cheicks et les imans, les Égyptiens ont juré par le prophète d’exterminer tous les Français. Tous ceux qu’ils rencontrent, soit dans leurs maisons, soit dans les rues, sont impitoyablement égorgés. Des rassemblements se pressent aux portes de la ville pour en défendre l’entrée au général en chef qui, repoussé à la porte du Caire, est obligé de faire un détour pour entrer par celle de Boulaq.
La situation de l’armée française est des plus critiques : les Anglais menacent les villes maritimes ; Mourad Bey tient toujours la campagne dans la Haute-Égypte ; les généraux Menou et Dugua contiennent à peine la Basse-Égypte. Les Arabes réunis aux paysans font cause commune avec les révoltés du Caire ; tout le désert est en armes. Dans un manifeste du Grand Seigneur, répandu avec profusion dans toute l’Égypte, on lit :
« Le peuple français est une nation d’infidèles obstinés et de scélérats sans frein… Ils regardent le Coran, l’Ancien Testament et l’Évangile, comme des fables… Dans peu, des troupes aussi nombreuses que redoutables s’avanceront par terre, en même temps que des vaisseaux aussi hauts que des montagnes couvriront la surface des mers… Il vous est, s’il plaît à Dieu, réservé de présider à leur entière destruction (des Français) ; comme la poussière que les vents dispersent, ils ne restera plus aucun vestige de ces infidèles : car la promesse de Dieu est formelle, l’espoir du méchant sera trompé, et les méchants périront. Gloire au Seigneur des mondes ! »
Bonaparte n’est point déconcerté par l’orage qui le menace de toutes parts. Par ses ordres, les Arabes sont repoussés dans le désert, l’artillerie est braquée tout autour de la ville rebelle. Il poursuit lui-même les révoltés de rue en rue, et les oblige à se concentrer dans la grande mosquée ; il a la générosité de leur offrir leur pardon, ils le refusent, et persistent dans leur obstination. Par bonheur pour les Français, le ciel se couvre de nuages, le tonnerre gronde. Ce phénomène est fort rare en Égypte, les Musulmans, ignorants et superstitieux, le considèrent comme un avertissement du ciel, et ils implorent la clémence de leurs ennemis : « Il est trop tard, leur fait répondre Bonaparte ; vous avez commencé, c’est à moi de finir. » Et, tout de suite, il ordonne à ses canons de foudroyer la mosquée. Les Français en brisent les portes et s’y introduisent de vive force : animés par la fureur et la vengeance, ils font un carnage affreux des malheureux Égyptiens.
Redevenu le maître absolu de la ville, le général en chef fait rechercher les auteurs et les instigateurs de la révolte. Quelques cheicks, plusieurs Turcs ou Égyptiens, convaincus d’avoir trempé dans le complot, sont exécutés. Pour compléter le châtiment, la ville est frappée d’une forte contribution, et son Divan est remplacé par une commission militaire. Afin d’atténuer les effets produits par le firman du Grand Seigneur, on affiche dans toutes les villes de l’Égypte une proclamation qui se termine ainsi :
« Cessez de fonder vos espérances sur Ibrahim et sur Mourad, et mettez votre confiance en celui qui dispose à son gré des empires et qui a créé les humains »
Le plus religieux des prophètes a dit : « La sédition est endormie ; maudit soit celui qui la réveillera ! ». La révolte en effet ne se réveilla plus tant que Bonaparte resta en Égypte.
Se voyant de nouveau tranquille possesseur de sa conquête, il profite de ce temps de repos pour aller visiter le port de Suez et s’assurer de ses propres yeux de la possibilité d’un canal creusé, disait-on, dans l’antiquité, par ordre des Pharaons, et qui faisait communiquer la mer Rouge avec la Méditerranée. Avant de partir pour cette expédition, il rend aux habitants du Caire, comme gage de pardon, leur gouvernement national ; un nouveau Divan, composé de soixante membres, remplaçe la commission militaire.
Puis, accompagné de ses collègues de l’Institut, Berthollet, Monge, le père Dutertre, Costaz, Caffarelli, et suivi d’une escorte de 300 hommes, il prend le chemin de la mer Rouge, et trois jours de marche dans le désert suffisent à cette caravane pour arriver à Suez. Après avoir donné des ordres pour compléter les fortifications de la place, Bonaparte traverse la mer Rouge, et va reconnaître en Arabie les célèbres fontaines de Moïse. À son retour, surpris par la marée montante, il court le risque de se noyer ; mais il était de sa destinée d’être encore longtemps heureux. Arrivé à Suez, il reçoit une députation d’Arabes qui viennent solliciter l’alliance des Français. Finalement, après quelques recherches, on retrouve des traces de l’ancien canal de Sésostris, et le but du voyage est atteint.
Sur ces entrefaites, on apprend que Djezzar, pacha de Syrie, s’est emparé du fort d’El-Arich, situé dans le désert, à dix lieues de la frontière d’Égypte, qu’il est destiné à défendre. Ne doutant plus de l’imminence d’une guerre avec le Grand-Turc, le général décide d’en prévenir les événements, et l’expédition de Syrie est engagée.
De retour au Caire, il donne ordre à 10 000 hommes de se tenir prêts à marcher. Les généraux Bon, Kléber, Lannes et Régnier, commandent l’infanterie, le général Murat, la cavalerie, le général Dammartin, l’artillerie, et le général Caffarelli du Falga, l’arme du génie. Le contre-amiral Perrée doit, avec trois frégates, aller croiser devant Jaffa, et apporter l’artillerie de siège : celle de campagne est de 80 bouches à feu.
Régnier, qui commande l’avant-garde, arrive en peu de jours devant El-Arich, s’empare de la place, détruit une partie de la garnison, et force le reste à se réfugier dans le château ; en même temps il met en fuite les Mamelouks d’Ibrahim et se rend maître de leur camp. Sept jours après son départ du Caire, Bonaparte arrive devant El-Arich, et sur-le-champ il fait canonner une des tours du château. La garnison capitule deux jours après ; une partie des soldats prennent du service dans l’armée française.
Après soixante lieues d’une marche pénible dans le désert, l’armée arrive à Gaza ; elle s’y rafraîchit et s’y repose pendant deux jours. Trois jours après, on se trouve sous les murs de Jaffa. Cette place est entourée de hautes murailles, flanquées de tours. Djezzar en a confié la défense à des troupes d’élite ; l’artillerie est servie par 1 200 canonniers turcs. Il est de toute nécessité de s’en rendre maître avant d’aller plus loin. C’est un des boulevards de la Syrie ; son port offre un abri sûr à l’escadre : de sa chute dépend en grande partie le succès de l’expédition.
Tous les ouvrages extérieurs sont au pouvoir des assiégeants ; la brèche est praticable ; lorsque Bonaparte envoit un Turc au commandant de la ville pour le sommer de se rendre, celui-ci le fait décapiter et ordonne une sortie. Il est repoussé et dès le soir du même jour les boulets des assiégeants font crouler une des tours, et malgré la résistance désespérée de ses défenseurs, Jaffa succombe. Deux jours et deux nuits de carnage suffisent à peine pour assouvir la fureur du soldat ; 4 000 prisonniers sans défense sont égorgés par ordre du général ! Cette barbare exécution a trouvé des apologistes :
« Car pour maintenir dans la soumission un nombre si considérable de captifs, il eût fallu en confier la garde à une escorte qui eût diminué d’autant les forces de l’armée ; que si on leur eût permis de se retirer en toute liberté, il était raisonnable de craindre qu’ils n’allassent grossir les rangs des troupes de Djezzar. »
Avant de quitter Jaffa, Bonaparte y établit un Divan, un grand hôpital, dans lequel sont reçus les soldats atteints de la peste. Des symptômes de cette affreuse maladie s’étaient manifestés parmi les troupes dès le commencement du siège. Un rapport des généraux Bon et Rampon avait donné de vives inquiétudes à Bonaparte sur la propagation de ce fléau. Afin de dissiper les craintes et de tranquilliser les esprits, il parcourt toutes les salles des pestiférés, parle aux malades, les console, touche leurs plaies en leur disant : Vous le voyez, cela n’est rien. Au sortir de l’hôpital, il répond à ceux qui l’accusent d’avoir commis une grande imprudence : C’était mon devoir, je suis le général en chef.
De Jaffa, l’armée se dirige sur Saint-Jean-d'Acre. Chemin faisant, elle prend Kaïffa, où elle trouve des munitions et des approvisionnements de toute espèce. Les châteaux de Jaffet, de Nazareth, la ville de Tyr tombent aussi en son pouvoir ; mais elle doit trouver le terme ou plutôt la suspension de ses triomphes sous les murs de Saint-Jean-d’Acre. Cette bicoque, située sur le bord de la mer, pouvait recevoir de ce côté des secours de toute espèce ; la marine anglaise renforçait celle du Grand Seigneur et lui servait comme de guide et d’exemple.
Après soixante jours d’attaques réitérées, après deux assauts meurtriers et sans résultat, la place tient toujours ferme. Cependant, outre les renforts qu’elle attend du côté de la mer, une grande armée se forme en Asie par ordre du Grand Seigneur et s’apprête à marcher contre les infidèles, et Djezzar, pour seconder ses mouvements, ordonne une sortie générale contre le camp de Bonaparte. Cette attaque est soutenue par l’artillerie et les équipages des vaisseaux anglais. Le général en chef, avec son impétuosité ordinaire, eut bientôt refoulé les colonnes de Djezzar derrière leurs murailles.
Après ce succès, il vole au secours de Kléber qui, retranché dans les ruines, tenait tête, avec 4 000 Français, à 20 000 Turcs. Bonaparte conçoit d’un coup d’œil tous les avantages que lui offrent les positions de l’ennemi : il envoie Murat, avec sa cavalerie, sur le Jourdain pour en défendre le passage ; Vial et Rampon marchent sur Naplouse, et lui-même se place entre les Turcs et leurs magasins. Ses dispositions sont couronnées du plus heureux succès. L’armée ennemie, attaquée à l’improviste sur divers points à la fois, est mise en déroute et coupée dans sa retraite ; elle laisse 5 000 morts sur le champ de bataille ; ses chameaux, ses tentes, ses provisions deviennent le prix de la victoire des vainqueurs. Tels sont les avantages remportés à la célèbre bataille du Mont-Thabor.
De retour devant Saint-Jean-d’Acre, Bonaparte apprend que le contre-amiral Perrée a débarqué à Jaffa sept pièces de siège ; il ordonne successivement deux assauts qui sont vigoureusement repoussés. Une flotte est signalée, elle porte pavillon ottoman ; il faut se hâter de prendre la ville avant qu’elle n’ait reçu dans son port le secours qui lui arrive. Une cinquième attaque générale est ordonnée ; tous les ouvrages extérieurs sont emportés, le drapeau tricolore est planté sur le rempart, les Turcs sont repoussés dans la ville, et leur feu commence à se ralentir : encore un nouvel effort, et Saint-Jean-d’Acre est pris ou va capituler.
Mais il se trouvait dans la place un émigré français, Phélippeaux, officier du génie, un des condisciples de Bonaparte à l’École militaire. Par ses ordres, des canons sont placés suivant les directions les plus avantageuses ; de nouveaux retranchements s’élèvent comme par enchantement derrière les ruines de ceux que les assiégeants ont emportés. En même temps, Sidney Smith, qui commande la flotte anglaise, arrive à la tête des équipages de ses vaisseaux. Les assiégés reprennent tout leur courage et se pressent à sa suite. La furie des Français est à son comble ; la résistance n’est pas moins opiniâtre. Enfin trois assauts consécutifs et toujours repoussés apprennent à Bonaparte qu’il serait imprudent de s’obstiner plus longtemps à la prise de Saint-Jean-d’Acre. Il en lève le siège, et pour consoler ses soldats, il leur adresse cette proclamation :
« Après avoir, avec une poignée d’hommes, nourri la guerre pendant trois mois dans le cœur de la Syrie, pris 40 pièces de campagne, 50 drapeaux, fait 10 000 prisonniers, rasé les fortifications de Gaza, Kaïffa, Jaffa, Acre, nous allons rentrer en Égypte. »
La situation de l’armée est des plus critiques ; outre l’ennemi qui pouvait inquiéter ses derrières pendant sa retraite, les fatigues et les privations qui l’attendaient dans le désert, elle a à sa charge un grand nombre de pestiférés : les laisser en arrière, c’était les livrer à la fureur des Turcs, qui ne manqueraient pas de les égorger en représailles des massacres de Jaffa ; les recevoir et les emmener au milieu de ses rangs, c’eût été favoriser les progrès du fléau de gaîté de cœur.
Il y a deux dépôts de malades : l’un dans le grand hôpital du mont Carmel, et l’autre à Jaffa. Par ordre du général en chef, tous ceux du mont Carmel sont évacués sur cette dernière ville et sur Tentura. Les chevaux d’artillerie dont les pièces sont abandonnées devant Acre, tous ceux des officiers, tous ceux du général en chef sont livrés à l’ordonnateur Daure, pour leur servir de transport ; Bonaparte est à pied et donne l’exemple.
L’armée, pour dérober son départ aux assiégés, se met en marche pendant la nuit. Arrivé à Jaffa, le général ordonne trois évacuations de pestiférés vers trois points différents : l’une par mer, sur Damiette, la seconde et la troisième par terre sur Gaza et sur El-Arisk.
Dans sa retraite, l’armée fait un désert de tous les pays où elle passe : bestiaux, moissons, maisons, tout est détruit par le fer et le feu ; la ville de Gaza, restée fidèle, est seule épargnée.
Enfin, après quatre mois d’absence, l’expédition arrive au Caire avec 1 800 blessés ; elle a perdu en Syrie 600 hommes morts de la peste et 1 200 qui ont péri dans les combats.
L’échec éprouvé lors du Siège de Saint-Jean-d'Acre (1799) avait eu du retentissement en Égypte ; les émissaires turcs et anglais faisaient courir le bruit que l’armée expéditionnaire était en grande partie détruite, que son chef était mort. Bonaparte, en habile politique, détruit facilement les impressions que ces menées avaient produites sur les esprits, et fait sentir aux Égyptiens combien étaient chimériques les espérances qu’ils avaient fondées sur ses revers. Par ses ordres, les troupes, en entrant en Égypte, prennent l’attitude d’une armée triomphante : les soldats portent dans leurs mains des branches de palmier, emblèmes de la victoire. Dans sa proclamation aux habitants du Caire, il leur dit :
« Il est arrivé au Caire, le Bien-Gardé, le chef de l’armée française, le général Bonaparte, qui aime la religion de Mahomet ; il est arrivé bien portant et bien sain, remerciant Dieu des faveurs dont il le comble. Il est entré au Caire par la porte de la Victoire. Ce jour est un grand jour ; on n’en a jamais vu de pareil ; tous les habitants du Caire sont sortis à sa rencontre. Ils ont vu et reconnu que c’était bien le même général en chef Bonaparte en propre personne ; ils se sont convaincus que tout ce qui avait été dit sur son compte était faux… Il fut à Gaza et à Jaffa ; il a protégé les habitants de Gaza ; mais ceux de Jaffa, égarés, n’ayant pas voulu se rendre, il les livra tous, dans sa colère, au pillage et à la mort. Il a détruit tous les remparts et fait périr tout ce qui s’y trouvait. Il y avait à Jaffa environ 5 000 hommes des troupes de Djezzar : il les a tous détruits. »
L’armée trouve au Caire le repos et tous les approvisionnements dont elle avait besoin pour se refaire de ses fatigues ; mais son séjour dans cette ville ne devait pas être de longue durée. Bonaparte, instruit que Mourad-Bey, déjouant les poursuites des généraux Desaix, Belliard, Donzelot, Davoust, descend de la Haute-Égypte, se met en marche pour aller l’attaquer aux Pyramides ; là il apprend qu’une flotte turque de cent voiles est devant Aboukir et menace Alexandrie.
Sans perdre de temps et sans rentrer au Caire, il ordonne à ses généraux de se porter en toute hâte au devant de l’armée que commande le pacha de Roumélie, Saïd-Mustapha, auquel se sont joints les corps de Mourad-Bey et d’Ibrahim. Avant de quitter Gizeh, où il se trouvait, le général en chef écrit au Divan du Caire :
« Quatre-vingts bâtiments ont osé attaquer Alexandrie ; mais, repoussés par l’artillerie de cette place, ils sont allés mouiller à Aboukir où ils commencent à débarquer. Je les laisse faire, parce que mon intention est de les attaquer, de tuer tous ceux qui ne voudront pas se rendre, et de laisser la vie aux autres pour les mener en triomphe au Caire. Ce sera un beau spectacle pour la ville. »
Bonaparte se rend d’abord à Alexandrie, de là il marche sur Aboukir, dont le fort s’est rendu aux Turcs. Son génie lui fait prendre sur-le-champ des dispositions telles, que Mustapha doit vaincre ou périr avec tous les siens. Son armée, qui compte 18 000 combattants, est soutenue par une nombreuse artillerie ; des retranchements la défendent du côté de la terre, et du côté de la mer, elle communique librement avec la flotte. Le général en chef ordonne l’attaque au lieu de l’attendre ; tout cède à la valeur impétueuse de ses soldats ; en peu d’heures, les retranchements sont enlevés, 10 000 Turcs se noient dans la mer, le reste est pris ou tué. L’intrépide Murat, qui mérite une grande partie de la gloire de cette journée, fait prisonnier le général ennemi Saïd-Mustapha, dont le fils, qui commandait dans le fort, doit, avec tous les officiers échappés au carnage, former le cortège triomphal du vainqueur. La population du Caire, voyant revenir Bonaparte avec ses illustres prisonniers, accueille d’un hommage superstitieux le prophète-guerrier qui avait prédit son triomphe avec une précision si remarquable.
La victoire d’Aboukir est le dernier exploit du général en chef en Égypte ; une autre phase de son étonnante carrière commence :
considérant qu’il ne lui restait plus rien à faire en Égypte qui fût digne de son ambition, attendu que les forces dont il pouvait disposer encore, n’étaient pas, à beaucoup près, suffisantes pour entreprendre une expédition de quelque importance au delà des frontières de sa conquête, ce qui lui était bien démontré par la non-réussite du siège d’Acre ;
prévoyant d’ailleurs que son armée, allant toujours s’affaiblissant par les combats, par les maladies, il se verrait, un peu plus tôt, un peu plus tard, dans la triste nécessité de signer une capitulation et de se rendre prisonnier à ses ennemis ;
qu’un événement si déplorable détruirait tout le prestige de ses nombreuses victoires ;
par ces diverses raisons, il prend spontanément la résolution de revenir en France. Il avait appris par ses communications avec la flotte anglaise, lors de l’échange des prisonniers d’Aboukir, et notamment par la Gazette de Francfort, que Sidney-Smith lui envoit, que depuis son absence, la patrie avait éprouvé des revers, que les ennemis avaient repris ses propres conquêtes, que la nation humiliée, mécontente du gouvernement dictatorial, se rappelait avec douleur la paix glorieuse qu’il avait signée au traité de Campo-Formio ; il comprend enfin qu’on avait besoin de lui et qu’il serait bien reçu.
Il ne fait part de son secret qu’à un petit nombre d’amis dont la discrétion et le dévouement lui sont bien connus. Un voyage dans le delta est le prétexte qu’il met en avant pour sortir du Caire sans éveiller les soupçons ; les savants Monge, Berthollet, le peintre Denon, les généraux Berthier, Murat, Lannes, Marmont, l’accompagnent.
Le 23 août 1799, une proclamation apprend à l’armée que le général en chef Bonaparte venait de transmettre ses pouvoirs au général Kléber ; cette nouvelle est reçue avec quelque mécontentement, mais l’indignation cesse bientôt. Kléber avait fait ses preuves ; il méritait à bon droit toute la confiance des troupes, et puis on était facilement porté à croire que Bonaparte était parti pour lever en France de nouveaux renforts avec lesquels il s’empresserait de retourner en Égypte se remettre à la tête de ses anciens compagnons d’armes.
À la nuit tombante, la frégate la Muiron vient le prendre silencieusement sur le rivage, trois autres bâtiments forment son escorte. On s’est souvent demandé par quel miracle il a pu se faire que, pendant une navigation de quarante et un jours, il n’ait pas rencontré un seul vaisseau ennemi qui l’ait contrarié dans sa traversée ; des relations donnent à entendre que par une convention tacite il avait acheté la neutralité des Anglais ; cela n’est guère vraisemblable ; autant vaudrait soutenir qu’il avait fait aussi un pacte avec Horatio Nelson pour qu’il le laissât aborder sans obstacle au rivage égyptien avec la flotte qui portait sa nombreuse armée.
Au moment du départ, on lui fait remarquer avec inquiétude qu’une corvette anglaise l’observe : « Bah ! s’écrie Bonaparte, nous arriverons, la fortune ne nous a jamais abandonnés, nous arriverons, malgré les Anglais. »
La flottille entre le 1er octobre dans le port d’Ajaccio, les vents contraires l’y retiennent jusqu’au 8 qu’elle appareille pour la France. À la vue des côtes, on voit paraître dix voiles anglaises ; le contre-amiral Gantheaume veut virer de bord vers la Corse ; « Non, lui dit Bonaparte, cette manœuvre nous conduirait en Angleterre, et je veux arriver en France ». Cet acte de fermeté et de courage le sauve ; le 8 octobre 1799 (16 vendémiaire an VIII), les frégates mouillent dans la rade de Fréjus. Comme il n’y avait point de malades à bord et que la peste avait cessé en Égypte, six mois avant son départ, il est permis au général Bonaparte et à sa suite de prendre terre immédiatement. À six heures du soir, il se met en route pour Paris, accompagné de Berthier, son chef d’état-major.
L'armada qui est partie de Toulon emportait avec elle des soldats mais aussi 167 savants, ingénieurs et artistes, membres de la Commission des Sciences et des Arts : le géologue Dolomieu, Henri-Joseph Redouté, le mathématicien Gaspard Monge, le chimiste Claude Louis Berthollet, Vivant Denon, Jean-Joseph Fourier, le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, le botaniste Alire Raffeneau-Delile, l'ingénieur Pierre Simon Girard font partie du voyage. Ils fondent l'Institut d'Égypte qui avait pour mission de propager les Lumières en Égypte grâce à un travail interdisciplinaire. Une revue scientifique est créée, la Décade égyptienne.
Au cours de l'expédition, les savants ont observé la nature égyptienne, prit des dessins et se sont intéressé aux ressources du pays. La pierre de Rosette a été découverte dans le village de Rachid en juillet 1799 par un jeune officier du génie, Pierre-François-Xavier Bouchard. Leurs découvertes furent hélas confisquées par les Britanniques et finirent au British Museum.
Leur travail donna lieu à la Description de l'Égypte, publiée sous les ordres de Napoléon Bonaparte.
Dès son arrivée en Égypte, Bonaparte fait afficher une déclaration au peuple égyptien qui le pose en libérateur du pays opprimé par les Mamelouks, tout en se réclamant d'une amitié avec la Sublime Porte. Cette position lui vaut de solides appuis en Égypte (et, bien plus tard, l'admiration de Mehemet Ali, qui réussit ce que Bonaparte n'a que tenté).
La campagne d'Égypte profite largement aussi à l'image de Bonaparte en France :
Le Courrier d’Égypte s’adresse au corps expéditionnaire et doit soutenir le moral des troupes. Le peintre Antoine-Jean Gros dans le tableau des Pestiférés de Jaffa peint en 1804, représente Napoléon en guérisseur, comme les rois de l'Ancien Régime qui touchaient les écrouelles après la cérémonie du sacre. Sur cette peinture, on peut voir Napoléon touchant le corps d'un homme ayant la peste. Ceci fait partie de la propagande orchestrée par Napoléon. Il n'a jamais touché ni même approché un homme atteint de cette maladie de peur de l'attraper aussi, de plus elle a été peinte six ans après les faits, en 1804, année du couronnement de Napoléon Ier.
La défaite des Mamelouks aux Pyramides (bataille d’Embabeh) donne lieu à des récits et des dessins par dizaines ; on attribue à Napoléon la célèbre phrase : « Du haut de ces pyramides, quarante siècles d'histoire vous contemplent ».
On passe en revanche sous silence la défaite navale d'Aboukir, ainsi que l'échec de la campagne de Syrie.
En rentrant d'Égypte, où il laisse le commandement des opérations à Kléber qui est assassiné peu après, Bonaparte est auréolé d'un prestige fondé sur cette propagande, qui lui ouvre la voie du pouvoir, et dont il profite en devenant Premier Consul, lors du Coup d'État du 18 brumaire (novembre 1799).